Ne pas nous prendre pour les dieux de l’Olympe

En mars 2002, Ivan Illich n’a plus que neuf mois à vivre. Il le sait et tout le monde le voit : une énorme tumeur marque sa joue. Son intervention en ouverture vaut comme réponse amicale au colloque Unesco « Défaire le développement, refaire le monde » qui s’est constitué autour d’idées qui ne lui appartiennent pas et qui pourtant, profondément, portent sa marque. forme d’hommage sur un thème qui restera pour longtemps marqué par sa pensée, celui des illusions et des erreurs du développement.

n’est qu’une improvisation amicale en ouverture d’un colloque’est que l’improvisation amicale (voyez la liste de ceux qu’il cite) d’un homme qui se sait condamné (il mourra neuf mois plus tard) ; des variations d’une idée à l’autre ou, plutôt, d’une rencontre à l’autre ; mais toujours sur le thème des illusions et des erreurs du développement, ce sujet auquel Ivan Illich a tant contribué et autour duquel s’était constitué ce colloque en forme d’hommage.

Ça part dans tous les sens et c’est mal traduit, mais comporte quelques idées fortes, dont cette mise en garde dont j’ai fait le titre de cet article : nous qui réfléchissons aux erreurs auxquelles, en tant qu’acteurs du monde moderne, nous participons, soyons attentifs, dans notre humilité de repentis, à ne pas nous prendre pour les dieux de l’Olympe : « Défaire le développement, refaire le monde », c’est trop, bien plus que nous pouvons.

Le développement ou la corruption de l’harmonie en valeur

Ivan Illich

(in Défaire le développement, refaire le monde. Colloque mars 2002 Unesco)

José Bové dit quelque chose de tout à fait simple, de presque trivial, qui m’a ouvert les yeux : « Ce qui était gratuit devient payant ».

Permettez-moi de faire une permutation : « ce qui était bon a été transformé en valeur ». Tout ce que José Bové dit très clairement est une conséquence logique, inévitable, si l’on ne remet pas en question l’idée de valeur.

Quand j’ai fait mes études, j’ai dû pendant sept ans écouter les leçons et rédiger mes travaux en latin. Cela m’a facilité la lecture des premières discussions universitaires, à la Renaissance et plus tard. Eh bien, je n’aurais pas en latin un mot pour traduire le concept de valeur.

Je me souviens que Lester Pearson m’avait invité pour discuter les thèses de Gunnar Myrdal qui citait l’Évangile, où il est dit que « ceux qui ont auront davantage et ceux qui n’ont pas, on leur prendra même ce qu’ils ont ». J’étais profondément scandalisé.

Depuis lors, j’ai compris la crédibilité de l’Évangile et la sagesse de ce Myrdal qui, avec Keynes, présente une pensée des trivialités économiques. Mais je me souviens à quel point mon opposition à l’idée même de développement m’isolait d’une manière extrême. La raison pour laquelle je m’intéressais à cela, c’est que c’était l’époque de l’invasion de l’Amérique latine par les volontaires. Des volontaires qui apportaient avec eux le modèle, l’exemple de l’homme évolué. C’est à ce moment-là, probablement après qu’il ait compris que j’étais confronté à la violence extrême, que Myrdal m’a invité à déjouer le développement. « Déjouer » n’est pas le terme à utiliser, ce serait plutôt l’idée d’éviter. Aujourd’hui encore, les gens utilisent la violence pour témoigner de ce désir.

J’ai essayé de montrer la contre-productivité du développement, non pas celle de la surmédicalisation, ou des transports qui augmentent le temps que nous passons à nous déplacer, mais plutôt la contre-productivité culturelle, symbolique. Des dizaines de livres parlent aujourd’hui des pieds comme d’instruments de locomotion sous-développés. Il est devenu difficile d’expliquer que les pieds sont aussi des instruments d’enracinement, des organes sensitifs comme les yeux, les doigts.

Majid Rahnema m’a fait voir ce qui s’est passé. Vous vous souvenez peut-être que vers 1980 on a découvert le sida. Un jour, on a demandé à Geremek, l’historien et politicien polonais, s’il avait quelque chose à dire sur l’histoire du sida. Il a répondu : « Mais je crois que le sida ne pouvait pas exister là où vous aviez la permission de mourir d’une infection. » Pour cette raison-là, il n’avait rien à dire sur l’histoire de ce phénomène. Quelque temps plus tard, Majid Rahnema a joué sur le mot de « aids » (sida), en assimilant le développement au sida. Il a parlé du développement – en Amérique et ailleurs – comme d’une destruction, d’une injection de choses et de pensées qui détruisent l’immunité face à notre système de valorisation des choses.

La première fois que j’ai lu ce texte, je ne pouvais pas m’imaginer à quel point les alternatives seront cooptées pour devenir des choix, des options de contre-développement, à l’intérieur du même concept, de la même trivialité. Je prends l’exemple de la médecine : je me souviens très bien de l’époque où des pratiques comme l’acupuncture, la médecine arabe ou d’autres étaient considérées comme du charlatanisme. Quelques années plus tard, elles sont devenues des alternatives pour le malade. Quelques années plus tard encore, elles sont devenues des « complémentaires » ; et aujourd’hui, il y a des soins médicaux intégraux, dans lesquels toutes sortes de techniques et de traditions chantent la même symphonie de la santé. Symphonie qu’il faut poursuivre, en oubliant totalement que pour Monsieur Gallinus, sur la base d’Hippocrate, c’était un mécomportement extrême, pour un médecin, que de soigner une personne qu’il considère dans l’atrium (l’entrée) de la mort. J’ai discuté cette question pendant six mois en 1972 au Pakistan et j’ai compris pourquoi la pratique du hakim dans la tradition islamique n’était pas du tout comparable à celle du médecin moderne. C’est seulement à partir du XIIe siècle que la médecine n’a plus été considérée comme une forme de philosophie appliquée, qu’est apparue la notion, indépendante d’un soin, de quelque chose qui s’appelle la « santé ».

C’est seulement aux XII° et XIII° siècles que les deux notions se sont séparées. Les raisons de cette séparation seraient trop longues à discuter.

Depuis lors, j’ai suivi une route qui consistait à m’éloigner dans le temps,puisque je ne réussissais pas, à mon âge, à apprendre le chinois, qui m’aurait donné une base indépendante du développement des idées occidentales. Je suis donc allé au XII° siècle et là, j’ai été touché par ce dont parle Serge Latouche : l’idée de l’horizon. J’ai tout de suite pensé à Pierre d’Espagne, un père de l’Église de ce siècle-là, qui a une très belle définition de l’horizon. Il explique qu’il s’agit d’une ligne qui passe entre les deux fesses. Avec le côté gauche, nous sommes dans un temps qui n’existe plus pour nous. C’est une espérance éternelle, maisqui commence un jour (ce n’est pas l’éternité de Dieu). Avecle côté droit, nous sommes assis dans le temps. Et il faut faire son possible pour tenir les deux fesses bien ensemble. Je vous cite unPère de l’Église du XII° siècle…

M’adressant maintenant aux modernes, j’ai observé comment le petit mot « je », au cours du XX° siècle, a changé de sens. En Français, « je » est un pronom. Si je dis « Ivan veut », on sait que je ne sais pas encore dire « je », que je suis trop jeune. En anglais, on dit « pronoun », mais ce n’est pas un vrai substantif, ce n’est pas une classe. En allemand, c’est encore différent : «ich » ist cin Fürwort, et je peux le comprendre comme quelque chose qui remplace un mot, für eine Wort, qui n’existe pas, car c’est quelque chose de suprêmement concret. Cela commence avec Freud, avec la recherche du Je, de la personnalité, de l’intégration du Moi. C’est ce sens qui se perd actuellement. C’est une autre raison pour laquelle il est tellement difficile, dans le monde contemporain, d’avoir une ligne d’horizon comme idéal. Cela veut dire : tout le poids sur la fesse droite. Je ne sais pas comment ledire autrement (philosophiquement, c’est un peu plus compliqué).

Dans la langue malaise, on ne peut pas dire une phrase sans bien distinguer entre le kita et le kami. Par exemple, « nous avons rendez-vous ce soir », vous êtes avecMadame. En français vous ne savez pas si ça s’adresse à vous ou à Madame. C’est une chose impossible dans les langues qui ont un pluriel du « je » clairement fixé par les mots.

Lorsque j’ai demandé à mon ami Matthias Rieger : « Comment arriver à expliquer de quelles manières les trivialités se sont changées ? », il m’a envoyé une lettre dont je vous lis un extrait :

« La première fois que j’ai lu le programme du colloque « défaire le développement, refaire le monde », mon cœur a sursauté. Le sujet de ce colloque m’a donné l’impression d’être invité à une réunion internationale de dieux. Je me suis dit que ces deux idées – re-faire le monde et de dé-faire le développement – ne pouvaient se concevoir que dans l’Olympe. Ça peut être un Olympe alternatif, mais c’est l’Olympe. C’est global. »

Je me demande pourquoi le développement a eu un tel effet transformateur sur les millions et millions d’hommes qui travaillent encore la terre à la main, la majorité. Je me demande à quel point ils sont déjà modernisés, développés aujourd’hui.

L’autre ami que j’aimerais vous faire entendre, Samuel Sajay (indien et professeur aux États-Unis), m’écrit : « Ivan, vous avez parlé de l’effet symbolique du développement, de l’école qui inévitablement classifie les gens et leur donne la responsabilité d’appartenir à leur classe d’origine; de la médecine qui crée dans le monde d’aujourd’hui les pathologies qu’elle diagnostique… »

Il me dit : « Dans la mesure où le développement associe à ses échecs techniques des effets symboliques réussis de son point de vue, on peut dire que le développement, dont le but consistait à développer les humains, est un franc succès. »

Vous me demanderez, qu’est-ce que ça veut dire ? Je trouve ce mot « humain » dé-goû-tant! Dernièrement, j’ai consulté l’Encyclopaedia Britannica sur CD-Rom. Je voulais savoir comment on définit la communication. Et qu’est-ce que je trouve ? « Pour les humains, la communication est… etc. » Premièrement, le mot « humain » est écrit en bleu, puis il y a une indication « regardez dans l’index ce que ça veut dire ». Le développement a fait de nous des « humains ».

Je reviens à mon ami : « Le développement des humains comme fonction latente de la technique est un franc succès. Partout dans le monde, les gens croient maintenant sincèrement qu’ils sont humains. L’humain est devenu un être reconnu légalement plutôt qu’une créature naturelle. »

Inévitablement, je repense au vieux professeur Tenenbaum qui parlait dans un très beau livre, il y a quarante ans, de la différence de traitement des esclaves entre le Nord et le Sud. Dans le Sud, il y a eu des conciles au XVI° siècle en Espagne pour vérifier si les esclaves étaient vraiment des humains, des Hommes. En Amérique latine, s’ils étaient des hommes, on devait avoir une raison pour les mettre en esclavage. Dans le Nord, on avait l’idée qu’on devient humain en devenant citoyen.

Samuel Sajay continue : « Le sens des proportions, de ce qui est adéquat, approprié et bon ne peut pas exister dans un monde technogène, un monde donc non naturel. Si le monde est « fabriqué » (« Refaire le monde »), il ne sera pas naturel, c’est-à-dire qu’il ne sera pas une donnée avec laquelle je dois vivre. »

C’est une base fondamentale de la pensée de toutes les traditions que je connais, de la proportionnalité, de l’harmonie, de ce qu’on appelle « le bien ». Évidemment, nous rions si je reprends l’expression d’Aristote, qui dit que la pierre tombe parce qu’elle a un désir pour l’en-droit « bon » auquel elle appartient. Ce n’est pas être dans l’espace, c’est penser avec les pieds par terre. Sajay conclut : « L’humain sera coopté pour contribuer au self management, au management global. »

Maintenant, si mes yeux se sont ouverts sur ce qui se passe dans cette déshumanisation, cette décorporalisation, je le dois à Silja Samersky, généticienne certifiée et docteur en philosophie. Elle a travaillé sur une quarantaine d’interviews de femmes enceintes réalisées en Allemagne. Elle m’a montré d’une manière effrayante comment, en une heure et demie, dans un rituel absurde, une femme qui attend normalement son enfant est transformée… en decision maker. La mère a en face d’elle un profil de probabilités et de risques, comme un « décideur », sur la base duquel elle doit prendre sa décision. Une décision qui n’est pas prise avec ce qu’on appelait la « volonté ».

De nouveau je retourne à mes chers dictionnaires : dans le nouveau, énorme, dictionnaire de philosophie de l’éditeur Routledge, au mot will (la volonté), il est dit : « Une faculté autrefois attribuée à l’être humain. » C’est une entrée d’un quart de page, je vous conseille, si vous êtes intéressé, d’y aller voir.

Silja m’a fait comprendre ce qui se passe dans cet instant exemplaire et qu’il ne me sera jamais possible de vraiment sentir dans mes entrailles, cet instant où la maman pense à ce qui naît en elle comme à un être de valeur auquel il faut appliquer une réflexion sur les chances et les risques, un profil de risques. Elle m’a fait comprendre à quel point c’est une trahison.

Je pense que si vous voulez réfléchir à la situation dans laquelle nous nous trouvons – appelons-la le « doute grave » sur le développement – il faut s’intéresser à ce concept d’« harmonie ».

Matthias Rieger m’a fait comprendre que la musique était un arrangement d’harmonies et que c’est Heinholtz, le Einstein du XIX° siècle, qui a dit que « cette pensée d’harmonie, ne s’applique pas à un monde où ce qui était harmonie est transformé en valeur. »

Cette valeur, qui s’exprime en Hertz, peut devenir une lutte en 1870 entre Berlin et Paris si la base de cette valeur est par exemple 440 Hz plutôt que 445 Hz. Pour cette raison, l’art peut devenir quelque chose de calculable. J’aime cette musique, je suis corrompu par cette musique moderne qui est une œuvre d’art, indépendante de celui qui écoute, qui existeen soi, faite par des tons, calculée, en opposition à ce qu’était l’écoute pour les vieux : une harmonie, une relation entre la flûte et l’oreille.

Ne divinisons pas l’humanité, humanisons les hommes

Le concept d’humanité présuppose l’unité des humains alors qu’elle n’est, au mieux, qu’un projet proposé par quelques-uns, très divers et peu conscients de ce que l’idée même a de contradictoire. Dire « humanité », c’est prétendre à des savoirs d’ordre statistique qui tournent le dos à l’homme pour se hisser au delà, dans une impossible et inhumaine objectivité. Les débats qui naissent de ces calculs n’ont pas de solution rationnelle et il leur manque toujours ce qu’au départ ils ont abstrait.

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Deux solutions alors :
– abandonner la prémisse (notion d’humanité), ce que je recommande,
– ou en faire un argument d’autorité (par exemple en posant que celui qui refuse la notion d’humanité devrait être immédiatement dénoncé comme allant vers l’inhumain), un dogme dont on ne peut en toute rigueur déduire que des mesures totalitaires (gouvernement mondial par exemple).

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Les malheurs alentour et le grand désarroi

Pourquoi innove-t-on ? Pour franchir un obstacle, surmonter une crise. Ce qui ne va pas dans le présent nous force à chercher des solutions correctrices, à imaginer et mettre en œuvre ce qu’on croit être des changements souhaitables.

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Ce ne sont donc pas les beautés de l’avenir envisagé qui nous inspirent, ce sont les souffrances, les frustrations et les craintes suscitées par le chaos présent. Ainsi errons-nous dans l’histoire, aventurant des options que personne n’a tentées avant nous, mais cette histoire que nous faisons, personne ne la connaît, nul ne sait ce qu’il en sortira. Elle se fait par nous et en nous, initiée par nous mais sans rien de notre part qui ressemble à un consentement éclairé.

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