La dette, trace dénaturée des réciprocités intimes

Depuis l’Antiquité, nous devrions savoir que la notion de « dette », comme tant d’autres, est caduque dès qu’on l’étend au-delà de l’instant et du proche. Pourtant, la tentation est grande de la projeter au-delà des réciprocités immédiates dont elle est une composante essentielle.
Pauvres et personnes éduquées sont bien conscients des perversités d’une telle extension, mais ils résistent « naïvement » à l’idée d’en nier le principe : il faut payer ses dettes.

Pourquoi ce principe est-il « naïf » ?

Parce que nous anticipons l’inconnu en y projetant du connu et que, pour décrypter les ignorances qui nous inquiètent, nous bricolons des hypothèses à partir de l’expérience acquise.
On ne saurait faire autrement mais voici le problème : si elles échouent, nous faisons de notre mieux pour les maintenir au prix de corrections qui en préservent l’essentiel.

Cet « essentiel », quel est-il ?

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Barbara Ehrenreich (1941-2022)

Barbara Ehrenreich vient de mourir à 81 ans. Généreuse militante, chroniqueuse originale et profonde, ceux qui rapportent sa mort mettent l’accent sur les grandes causes (femmes, inégalités, politiques de santé, idéologies de la classe moyenne…) auxquelles son nom est désormais attaché.

Voir…

https://www.puffinfoundation.org/barbara-ehrenreich/

https://en.wikipedia.org/wiki/Barbara_Ehrenreich

https://fr.wikipedia.org/wiki/Barbara_Ehrenreich

Pour ma part, j’ai surtout été marqué par…

Blood Rites: Origins and History of the Passions of War (1997),

un essai d’anthropologie qui est resté marginal dans son œuvre.

J’en ai rendu compte sur mon blog dans un article détaillé :

Nous sommes des proies depuis toujours

Depuis, je ne cesse de me référer à Barbara Ehrenreich…

Toutes nos traditions, toutes nos institutions, toutes nos croyances, portent la marque de l’effroi ressenti par nos ancêtres archaïques devant les prédateurs souverains face auxquels l’humanité, pour survivre, a dû s’imaginer.

Vouloir ne pas voir

Il y a des images de fin du monde dans leurs yeux et dans leurs témoignages. L’horreur a bien d’autres visages mais il est rare qu’on y survive.
Écoutez et voyez les marins britanniques vétérans des essais nucléaires dans le Pacifique. Simples opérateurs de grands desseins criminels, ils n’étaient pas la cible et n’ont participé au désastre que de loin.
Ordre leur fut donné de ne pas voir, d’enfouir le visage dans le coude.
D’autres mirent les mains sur les yeux. Ils virent, non pas l’explosion, mais le squelette de leurs doigts. L’image de leur propre mort imprimée au fond du crâne, ils sont toujours là mais, malgré la distance et après tant d’autres déjà morts, affectés des maux de l’irradiation. Continuer la lecture de « Vouloir ne pas voir »

La civilisation comme illusion (1)

Paul Valéry en 1893

Valéry est un de mes frères en pensée.
À vingt ans comme lui (qui en avait vingt-trois quand il écrivit sa « Soirée »), je me suis rêvé en Monsieur Teste.
Ce « frère », je le suis resté. Comme Teste, « je me suis préféré » et je n’ai jamais été possédé par « la niaise manie » de mon nom.

De Paul Valéry (1871-1945), c’est moins sûr. Il a donné au public « le temps qu’il faut pour se rendre perceptible » et moi, bon public, j’ai suivi, l’âme vague, ses mystères poétiques.
L’âme vague peut-être mais le cœur froid, ce qui m’a fait préférer Georges Brassens, l’autre poète de Sète. D’où le grand rire qui m’a saisi lorsque j’ai découvert les efforts du colonel Godchot : « Essai de traduction en vers français du « Cimetière marin de Paul Valéry » (1933).

Tout cela n’en est pas moins maigre et sec. C’est donc à un autre Valéry que je reviens (mais je le fais tous les dix ans peut-être, à chaque étape de ma méditation politique), à l’auteur non d’une œuvre mais d’un vertigineux incipit :
« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »

Je viens de relire ses « Essais quasi politiques » et certains de ses textes sur l’histoire. Sous le lien que voici, vous trouverez les extraits que j’en garde. Je vous les recommande.

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Propositions pour un nouveau paradigme

Lorsque, en septembre 2001, le World Trade Center s’est effondré, j’étais depuis six mois retiré de la vie des affaires et désireux de me consacrer à « l’écriture », dans deux domaines : la philosophie politique et le roman.
Depuis, j’ai produit des milliers de pages, plus soucieux de contenus que de publications…
Politiquement, il m’a longtemps semblé que quelque chose pouvait m’échapper qui serait susceptible de changer les proportions de ce que j’avais conçu. J’ai donc avidement suivi l’actualité à la recherche de processus que j’aurais négligés mal compris.Cette incertitude et des contraintes d’ordre personnel m’ont fait différer le « bouclage » du roman, une vaste saga historique dont la trame définitive est structurée par le travail philosophique.
C’est parce que celui-ci était stabilisé que, début 2018, à la faveur d’une amicale invitation, je me suis associé au mouvement convivialiste.

Dix ans plus tôt, à la faveur d’un échange sur les conséquences (intellectuelles) à tirer de l’écroulement des tours du World Trade Center, j’écrivais :

« La question est de savoir s’il y a lieu ou pas de changer de paradigme et comment.
Quand cela se fait, c’est toujours pour des raisons idéologico-politiques ET sur des faits dont on ne peut rendre compte dans le paradigme précédent.
L’écroulement des tours et immeubles 1, 2 et 7 du World Trade Center est un groupe de faits de cet ordre.
Reste à élaborer ce nouveau paradigme.
Il peut être suggéré « artistiquement » et développé intellectuellement, mais ne peut se constituer que par un processus collectif. »

Il me semble – du moins, je l’espère – être parvenu au début de ce processus collectif. Continuer la lecture de « Propositions pour un nouveau paradigme »

Détruire Mari, d’où nous venons

Retenons des frappes conjointes des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France que ces trois membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU continuent de parader dans les ruines syriennes pour y étaler, urbi et orbi, de leur (ir)résolution.
Emmanuel Macron nous l’a expliqué ce dimanche 15 avril  : « Nous étions arrivés à un moment où cette frappe était indispensable pour pouvoir redonner de la crédibilité à la parole de notre communauté » (12’), puis il a précisé sa pensée (12’ 40’’) : « Nous (la France) avons ré-acquis de la crédibilité à l’égard des Russes ».
Le prix de l’opération ? Le maintien des troupes américaines en Syrie. Jusqu’à ce qu’il n’y reste plus pierre sur pierre ?
Et tout cela pour que trois mal élus (Trump, May, Macron) s’essayent à jouer dans la cour des « grands » ?
À qui fera-t-il croire, notre « Emmanuel », que « Dieu est avec nous » et que son but est de « construire une solution durable pour le peuple syrien » (13’) ?

Comme les réfugiés, c’est de Syrie que nous venons

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Mort chrétienne, fautes militaires et perversions sociétales

Que penser de la mort d’Arnaud Beltrame, le gendarme qui, ce 23 mars, s’est substitué à la cliente que l’assassin de Trèbes, dans l’Aube, avait prise en otage dans un supermarché ?

Complément sur le déroulement de l’intervention d’Arnaud Beltrame

Les autorités de l’État et la Presse sont unanimes pour nous présenter son geste comme un « sacrifice héroïque ». Or il y a au moins deux lectures à faire de son comportement. Continuer la lecture de « Mort chrétienne, fautes militaires et perversions sociétales »

Aventurer l’avenir

1. Nos dieux sont des avatars des bêtes de proie et, contrairement aux apparences, nous ne nous sommes pas encore libérés de la problématique du sacrifice humain.

2. Nos civilisations, nées de la guerre, continuent de la promouvoir.
L’adage « Qui veut la paix prépare la guerre » est mensonger. Il cache la vérité contraire au cœur même de l’idée de civilisation : « Qui veut la victoire se dote de l’arme absolue, qui est la paix civile nécessaire aux combats ».

3. Le besoin de coexistence étant devenu planétaire, nous ne saurions éviter la destruction mutuelle en faisant plus de la même chose.

4. Il faut donc faire autrement :
– nous remettre, religieusement, à l’écoute des processus continus de révélation ;
– intensifier, laïquement, les processus de négociation nécessaires à l’invention des moyens de vivre ensemble ;
– réévaluer les données (culturelles, philosophiques, psychologiques, morales et politiques, techniques…) qui fondent nos existences.

5. La route à prendre se déduit du but à atteindre (vivre ensemble sans destruction mutuelle) autant que de la situation présente (de féroce compétition sous les apparences de l’échange).

6. Chacun, pour l’essentiel, est encore pris dans « sa logique » : le système de ce qu’il croit être les conditions de sa survie et de sa pleine existence.
Tel est le point de départ.

7. L’approche à développer est donc « métalogique ». Il s’agit de sortir de « sa » logique pour imaginer le système dont elle fait partie et en déduire d’autres modes d’action.

8. Elle ne saurait dire l’ordre du monde vers lequel nous allons, ou devrions aller : tout énoncé de cet ordre avantagerait certains au détriment des autres. Il ne pourrait donc rallier…
– ni les politiques (ils luttent entre eux pour obtenir des places),
– ni les religieux (l’ultime appartient à Dieu),
– ni les philosophes (ils y reconnaitraient immédiatement un paradoxe).

9. Mais elle cherche les idées et les moyens qui peuvent conduire chacun vers des façons d’agir et de penser qui ne soient pas incompatibles avec celles d’autrui.

10. La destruction mutuelle étant la pierre de touche de l’approche métalogique, celle-ci se veut respectueuse du passé, celui de chacun, et donc celui de tous.
Au nom de son objectif de coexistence, elle invite néanmoins chaque communauté à réexaminer son histoire pour y découvrir ce qu’elle comporte d’inaperçu par elle-même et de possible pour tous.

11. Nos civilisations vivent de la guerre perpétuelle sous prétexte de tendre à la paix perpétuelle, celle qui leur permettra, enfin et pour toujours, d’« avoir la paix ». Mais cette « paix » que l’on voudrait « avoir » ne convient jamais qu’à celui qui la rêve.

12. Les vieux rêves sont infantiles. Ainsi en est-il des rêves de paix qui nous ont dressés les uns contre les autres sous prétexte de rétablir nos droits.
Quoi de plus vain…
– que la beauté d’Hélène si elle nous vaut la guerre de Troie ?
– que le tombeau du Christ s’il légitime les croisades ?
– que la pratique de la vraie foi si elle entraîne les guerres de religion ?
– que l’abolition des privilèges si, après les guerres de la Révolution et de l’Empire, elle n’ouvre qu’à la lutte des classes ?
– que la notion d’espace vital si, pour la mettre en œuvre, il faut deux guerres mondiales, le conflit israélo-palestinien et la guerre froide ?

13. Rêves infantiles… La preuve ?
Ce sont toujours des rêves de liberté.
Pour soi, évidemment. Pas pour autrui.
Si nous voulons échapper à la guerre perpétuelle, il va nous falloir aussi renoncer à nos rêves de paix.

13. De grandes œuvres, des mots et des pratiques… les tracent dans nos cultures, en filigrane.
Pour dépasser la guerre, et le rempart de paix rêvée derrière lequel s’abritent nos civilisations, il va falloir aventurer l’avenir au delà de l’idée même de civilisation.

Première publication : 18 juillet 2012

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